Le délit d’entrave à l’IVG face au lobby anti-avortement : L’opinion au détriment de l’information ?

 

La chaîne C8, détenue par le groupe Bolloré, a diffusé lundi 16 août, en prime time, le film Unplanned.

Il s’agit d’un long-métrage américain sorti en salle aux Etats-Unis en 2019 et distribué par la maison de production chrétienne évangélique Pure Flix. Seules la chaîne de télévision ultraconservatrice Fox News et la chaîne chrétienne évangélique CBN ont accepté de faire la promotion de ce film Outre-Atlantique. Présenté comme un « docu-fiction », il est tiré d’un livre écrit par Abby Johnson et qui raconterait son histoire. Une jeune femme, qui travaille dans un centre du Planning familial, jusqu’au jour où elle assiste à un avortement pendant lequel elle voit un fœtus « se débattre pour survivre ». Elle devient alors militante contre l’avortement.

En France, à l’annonce de la programmation de ce film, une pétition avait été lancée sur internet[1] à l’attention du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) pour leur réclamer, à défaut d’en interdire la diffusion, d’obliger la chaîne C8 à contextualiser le sujet. Il leur était ainsi demandé de rappeler le droit à l’IVG et ses multiples conséquences sur le territoire français. A ce jour, plus de 23.000 signatures ont été collectées.

C’est sur Twitter que le CSA a répondu dans un premier temps :

« Le CSA est le garant de la liberté d’expression et de la communication audiovisuelle. Il n’intervient pas dans la programmation des chaînes. Les chaînes déterminent librement le choix de leurs programmes. Après diffusion, il est possible d’alerter le CSA au sujet d’un éventuel manquement à la loi ou à une obligation ».

Le film a donc été diffusé, comme prévu, précédé du message « En France, toute femme a le droit de disposer de son corps comme elle l’entend. Ce droit est garanti par la loi. Ce récit qui n’engage que son auteur ne signifie pas remettre en question ce droit mais d’en mesurer l’importance »[2].

Face à la polémique, Elisabeth Moreno, ministre chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes a indiqué dans un communiqué le 17 août 2021 « réaffirmer le caractère inaliénable du droit à disposer de son corps ». Elle a indiqué « condamne(r) fermement la diffusion de ce film sur C8 qui constitue un outil de propagande anti-avortement abject ». La ministre a ajouté que, par cette diffusion, la chaîne « se rend solidaire des mouvements anti-choix et se rend coupable du délit d’entrave condamné dans notre pays. Basé sur des faits réels, ce film met avant tout en avant des contre-vérités scientifiques et induit inexorablement le spectateur en erreur ».

La chaîne C8 s’est-elle donc effectivement rendue coupable du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), puni par le code de la santé publique de 30.000 euros d’amende et passible de deux ans d’emprisonnement ?

Pour rappel, le recours à l’IVG a été légalisé par une loi du 17 janvier 1975, grâce au combat mené par la célèbre ministre de la Santé de l’époque, Simone Veil. Le délit d’entrave à l’IVG a été créé par la loi n° 93-121 du 27 janvier 1993 à la suite d’attaques répétées de centres pratiquant les IVG par des groupes anti-avortement.

Il s’agissait à l’origine de pénaliser le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher une IVG en perturbant l’accès aux établissements qui en pratiquent. Il s’agissait également du fait d’exercer des actes d’intimidation ou des menaces « à l’encontre des personnels médicaux et non médicaux travaillant dans ces établissements ou des femmes venues y subir une interruption volontaire de grossesse »[3].

Après plusieurs refontes, une loi de 2014 étend le délit au fait d’empêcher une personne de s’informer sur une IVG[4]. La loi n° 2017-347, promulguée le 20 mars 2017, est venue étendre le délit d’entrave à l’IVG par voie numérique. Désormais, le délit d’entrave à l’IVG est rédigé comme suit :

« Est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher de pratiquer ou de s’informer sur une interruption volontaire de grossesse ou les actes préalables prévus par les articles L. 2212-3 à L. 2212-8 par tout moyen, y compris par voie électronique ou en ligne, notamment par la diffusion ou la transmission d’allégations ou d’indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d’une interruption volontaire de grossesse :

1° Soit en perturbant l’accès aux établissements mentionnés à l’article L. 2212-2, la libre circulation des personnes à l’intérieur de ces établissements ou les conditions de travail des personnels médicaux et non médicaux ;

2° Soit en exerçant des pressions morales et psychologiques, des menaces ou tout acte d’intimidation à l’encontre des personnes cherchant à s’informer sur une interruption volontaire de grossesse, des personnels médicaux et non médicaux travaillant dans les établissements mentionnés au même article L. 2212-2, des femmes venues recourir à une interruption volontaire de grossesse ou de l’entourage de ces dernières »[5].

Cet amendement visait à étendre le délit « aux sites internet qui, sous couvert d’une neutralité apparente et d’un aspect faussement institutionnel, cherchent à dissuader les jeunes filles et les femmes d’avorter en leur donnant des informations délibérément négatives sur les conséquences d’une IVG (stérilité, fausses couches à répétition…) »[6].

La proposition de loi avait fait naître de vives réactions de la part d’associations anti-avortement et de responsables au sein de la religion catholique[7] qui estimaient que le texte faisait obstacle à la liberté d’expression.

Le Conseil Constitutionnel s’est prononcé sur le sujet et déclare le texte de loi conforme à la Constitution dans sa décision du 16 mars 2017[8]. Il émet cependant deux réserves en précisant que :

« D’une part, la seule diffusion d’informations à destination d’un public indéterminé sur tout support, notamment sur un site de communication au public en ligne, ne saurait être regardée comme constitutive de pressions, menaces ou actes d’intimidation au sens des dispositions contestées, sauf à méconnaître la liberté d’expression et de communication. Ces dispositions ne peuvent donc permettre que la répression d’actes ayant pour but d’empêcher ou de tenter d’empêcher une ou plusieurs personnes déterminées de s’informer sur une interruption volontaire de grossesse ou d’y recourir.

D’autre part, sauf à méconnaître également la liberté d’expression et de communication, le délit d’entrave, lorsqu’il réprime des pressions morales et psychologiques, des menaces ou tout acte d’intimidation à l’encontre des personnes cherchant à s’informer sur une interruption volontaire de grossesse, ne saurait être constitué qu’à deux conditions : que soit sollicitée une information, et non une opinion ; que cette information porte sur les conditions dans lesquelles une interruption volontaire de grossesse est pratiquée ou sur ses conséquences et qu’elle soit donnée par une personne détenant ou prétendant détenir une compétence en la matière ».

Ainsi, il est bien précisé qu’il ne s’agit pas de porter atteinte à la liberté d’expression et d’opinion de ceux et celles qui sont contre le recours à l’avortement mais uniquement de « sanctionner des sites mensongers qui n’affichent pas clairement leur orientation »[9].

Alors, est-ce que le film Unplanned pourrait rentrer dans le champ d’application, très circonscrit, de cette loi ?

Tout d’abord, il faut bien préciser qu’il s’agit d’une fiction. En ce sens, sa diffusion ne semble pas, dans un premier temps, être constitutive du délit d’entrave par voie numérique au recours à l’IVG. En effet, comme l’a précisé le Conseil Constitutionnel, ce délit ne peut être constitué par la « seule diffusion d’informations à destination d’un public indéterminé sur tout support ». Il faut notamment « que soit sollicitée une information, et non une opinion ».

Le problème posé par cette fiction est d’être présentée comme l’histoire vraie vécue par le personnage principal. Les personnes qui regardent ce film pensent donc que les évènements qui sont relatés constituent la réalité. Ce long-métrage est d’ailleurs présenté par de nombreux médias comme un docu-réalité. Pour information, il est expliqué dans certaines scènes qu’il existerait des boîtes avec des morceaux d’enfants ou encore, il est montré que le fœtus se débat au moment de l’intervention chirurgicale.

Ne pourrait-on donc pas, à partir de là, estimer qu’il s’agit de la diffusion d’allégations de nature à « induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques […] médicales d’une interruption volontaire de grossesse »[10] ?

D’autant plus qu’il s’agit d’une chaine non payante donc visible par tous, que le programme a été diffusé en prime-time, à l’heure de plus grande écoute et qu’il a été affiché comme déconseillé aux moins de 10 ans alors que son distributeur américain et son distributeur français le déconseillent respectivement à moins de 17 et moins de 16 ans.  L’objectif est clair : la diffusion au plus grand nombre.

Le message inséré par la chaîne C8 au début de la diffusion est lui-même extrêmement trouble, voire malhonnête : l’objectif de ce récit ne serait pas de remettre en cause le droit à l’avortement, garanti par la loi, « mais d’en mesurer l’importance ». Tout en feignant de se mettre à distance des opinions données dans ce récit, « qui n’engage que son auteur », le groupe Bolloré insiste. A aucun moment, il n’est précisé qu’il s’agit d’une pure fiction. Il est simplement soufflé ou plutôt sommé aux femmes qui souhaitent avorter, de manière plus qu’insidieuse, de mesurer les conséquences de leur acte. Et comment ? En regardant ce long-métrage bien entendu.

Cela ne sous-entendrait-il pas d’autant plus que les éléments présentés dans ce film sont donnés à titre informatif et non d’opinion ?

Le Conseil Constitutionnel ajoute également que cette information doit porter « sur les conditions dans lesquelles une IVG est pratiquée » et qu’elle soit donnée « par une personne détenant ou prétendant détenir une compétence en la matière ».

Le fait que cette information porte sur les conditions de pratique d’une IVG ne pose pas de difficulté. En revanche, le fait que cette information soit donnée par une personne qui prétend détenir une compétence en la matière se questionne. En effet, Abby Johnson a bien été directrice de l’équivalent d’un centre de planning familial aux Etats-Unis et pourrait donc être considérée comme tel, en est-il de même pour le réalisateur du film, la société de production ? De même, peut-on dire que la chaîne Bolloré se présente comme pouvant prétendre détenir une quelconque compétence en la matière ?

Le magazine Slate rapporte les propos de l’avocate Sandra Vizzanova, autrice du livre « Interruption, l’avortement par celles qui l’ont vécu ». Elle déplore une loi une « qui n’est pas allée assez loin et n’empêche absolument pas la désinformation sur le sujet. Or la pression des sites, des films, est implicite. On suggère que vous allez morfler et le regretter à jamais »[11].

Ainsi, si le diffuseur avait rappelé dans son message d’introduction qu’il s’agissait d’une pure fiction, il n’aurait pas pu être inquiété. Ce n’est pas ce qu’il a fait. Nous pourrions imaginer qu’il aurait pu être condamné s’il avait clairement présenté le film comme un documentaire. Ce n’est pas ce qu’il a fait non plus. Il est resté flou et permet ainsi de contourner la loi.

Au demeurant, la diffusion du film sur la chaîne C8, qui a enregistré une audience extrêmement basse (304.000 téléspectateurs – 1,5 % de part d’audience[12]), a suscité de très nombreux signalements auprès du CSA. L’autorité publique française de régulation de l’audiovisuel a indiqué au magazine Huffington Post qu’elle « procédera à un visionnage du film diffusé à l’antenne et examinera les saisines reçues. En cas de manquement aux obligations légales, réglementaires et conventionnelles auxquelles il est soumis, le CSA interviendra auprès de l’éditeur »[13]. A défaut d’être intervenu a priori, ils pourront intervenir a posteriori.

Cependant, le mal est fait. Le CSA pourra sanctionner la chaîne, cela ne changera pas que la diffusion du film aura pu contribuer à dissuader des jeunes femmes d’avorter, croyant en la réalité des scènes.

A quand une extension de la loi pour contrer le soft power des organismes anti-avortement ?

Sources

https://www.lextenso-etudiant.fr/actus-juridiques-culture-juridique/justice-extension-du-d%C3%A9lit-dentrave-%C3%A0-linterruption-volontaire-de

https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2021/08/16/le-chaine-c8-provoque-la-polemique-en-diffusant-un-film-contre-le-droit-a-l-avortement-en-prime-time_6091526_3236.html

http://www.slate.fr/story/214434/unplanned-canal-bollore-film-anti-ivg-avortement-c8-grotesque-dangereux-inquietant-etats-unis-planning-familial-droit-loi

https://www.huffingtonpost.fr/entry/apres-la-diffusion-de-unplanned-sur-c8-le-csa-saisi_fr_611b75cce4b0aa4a853fd596

Rapport d’information du 1er décembre 2016, d’une session ordinaire du Sénat, sur l’IVG et le délit d’entrave par voie numérique, par Mme Chantal JOUANNO (Sénatrice)

Décision du Conseil Constitutionnel n° 2017-747 DC du 16 mars 2017 sur la loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse

[1]https://www.mesopinions.com/petition/medias/film-propagande-anti-ivg-bientot-diffuse/154822

[2] Voir à ce sujet la tribune parue dans le magazine ELLE le 6 juillet 2021 rédigée par le docteur Philippe Faucher, gynécologue obstétricien et auteur d’« Une sur trois », paru aux éditions Robert Laffont, et Sandra Vizzavona, avocate et autrice d’« Interruption, l’avortement par celles qui l’ont vécu », paru aux éditions stock.

[3] Ancien article L. 162-15 du code de la santé publique

[4] Loi n° 2014-873 du 4 août 2014

[5] Article L. 2223-2 du code de la santé publique

[6] Rapport d’information du 1er décembre 2016, d’une session ordinaire du Sénat, sur l’IVG et le délit d’entrave par voie numérique, par Mme Chantal JOUANNO (Sénatrice).

[7] Rapport d’information d’une séance ordinaire du Sénat du 1er décembre 2016, voir (6)

[8] Décision du Conseil Constitutionnel n° 2017-747 DC du 16 mars 2017 sur la loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse

[9] Rapport d’information d’une séance ordinaire du Sénat du 1er décembre 2016 – Voir (6)

[10] Article L. 2223-2 du code de la santé publique

[11] http://www.slate.fr/story/214434/unplanned-canal-bollore-film-anti-ivg-avortement-c8-grotesque-dangereux-inquietant-etats-unis-planning-familial-droit-loi

[12] Chiffres Médiamétrie

[13]https://www.huffingtonpost.fr/entry/apres-la-diffusion-de-unplanned-sur-c8-le-csa-saisi_fr_611b75cce4b0aa4a853fd596